Je rêve ma vie des autres [2]

(Evidemment pour suivre il vaut mieux lire les pages précédentes...)

2

 

Une sensation de fraîcheur tira le jeune homme d’un sommeil paisible, qu’il regretta aussitôt. Il chercha le drap pour s’en recouvrir et retomber dans les bras de Morphée, mais sa main ne put qu’attraper quelques brins d’herbe séchée.

Perplexe, il se contraignit à ouvrir les yeux ; lui, il était dos au soleil ; il ne fut ainsi pas ébloui mais il resta quelques secondes ahuri devant le paysage qui s’offrait à lui. Se réveiller à la campagne, allongé au bord d’une meule de foin, un décor digne d’une croûte campagnarde bon marché avec ces nombreuses petites collines et ce sentier sinueux semblant aller nulle part !

Il se redressa, pivotant légèrement vers la gauche. Il était sur le point de se pincer pour être sûr qu’il ne rêvait pas, quand un spectacle autrement plus stupéfiant que le premier se présenta à lui – il avait fumé ou quoi ? - : légèrement ébloui cette fois par le soleil levant, il vit une femme remarquablement belle, une de ses mains tenant une feuille de vigne devant son sexe, l’autre brandissant une espèce de gros bâton tordu. Ses cheveux châtains avaient de magnifiques reflets roux, et sa poitrine...

C’est dans cette agréable disposition qu’il se rendit compte qu’il était nu comme un ver ! Si la vue de cette splendide créature pouvait réchauffer son âme et son corps, elle ne pouvait en aucun cas l’habiller !

 

Il tenta maladroitement de se glisser dans le tas de foin, ce qui eut pour premier effet de révéler l’ensemble de son anatomie à la jeune femme médusée et hésitant sur la conduite à tenir.

S’estimant plus présentable, il risqua un nouveau regard vers la gauche, commençant à se demander s’il ne délirait pas.

- Bonjour. Si le cœur vous en dit, vous trouverez des feuilles de vigne juste derrière.

- Bonjour, répondit-il un peu trop timidement à son goût. Où suis-je ? Où êtes-vous ? Enfin, où sommes-nous quoi ?

- Je n’en sais pas plus que vous. A voir votre réveil je crains que nous soyons tous deux dans la même galère.

- Rendez-moi au moins mes vêtements...

- Je vous dis que je n’en sais pas plus que vous ! Vous croyez que j’ai choisi ma tenue. Dans le coin la garde-robe est plutôt limitée.

Inexplicablement rassuré, il se leva, cachant ce membre dont il était pourtant si fier d’habitude. D’une démarche qu’il aurait voulue moins hésitante il se dirigea vers la vigne. C’est vrai qu’en se réveillant, l’idée qu’il se trouvait au paradis lui avait comiquement traversé l’esprit. Et voilà qu’il allait se retrouver, bien vivant il n’en doutait pas, nu, affublé d’une feuille de vigne, avec une femme dans le même « triste » état. Si au moins j’étais sûr qu’on ait pêché, pensa-t-il bêtement.

 


Tenté par la plus grande feuille qu’il pourrait trouver, il se retint à temps, pensant à juste titre que de toute façon cela ne pouvait ici plus tromper personne. Se sachant plutôt bien bâti, il reprit un peu confiance en lui, se força à « positiver » et brandit gaiement une belle feuille. 

 

Ils se retrouvèrent ainsi face à face, feuille à feuille pourrait-on dire. Leur perplexité avait augmenté avec leur certitude que l’autre était aussi ignorant des raisons de leur présence ici qu’il pouvait l’être eux-mêmes.

C’est perdus dans ces pensées interrogatives qu’ils ressentirent à quel point l’aube était froide. Ils s’étaient en fait réveillés depuis à peine quelques minutes ; ils n’auraient pu être plus précis ayant apparemment « égaré » leur montre avec leurs vêtements.

- J’ai froid, dit-il plein d’à propos. Dites, nous devrions être transis de froid après une nuit passée au bord d’une meule de foin ?

- Oui, je viens de me faire la même réflexion ! Je n’ai pas dormi ici. Vous non plus probablement. Je ne me souviens d’ailleurs pas m’être couchée hier soir. Je suis vraiment dans le brouillard…

- Idem ! Je propose qu’on essaie de trouver de l’aide. Je ne sais pas qui nous a mis dans ce pétrin mais il a l’air de nous avoir oubliés.

- Bien sûr. Je ne vois qu’un chemin, là, derrière ce tas de foin. Allons-y ! Mais …

- … !

Ils ne purent réprimer un sourire.

- Qu’est-ce qui vous arrive, mes enfants ? , s’esclaffa, jovial, monsieur le curé.

 

« … il a l’air de nous avoir oublié ? … sans blague ! »

 
3

- Anna ! Luc ! Mais que faites-vous dans cet accoutrement ?

- Nous nous connaissons ? , répondirent-ils en chœur.

Accoutrement ? Quel coup d’œil ! , pensèrent-ils, unis dans l’adversité. Ils se regardèrent et comprirent que ni l’un ni l’autre ne connaissait ce prêtre au demeurant fort sympathique, mais qui venait en quelques secondes de compliquer encore un peu plus le puzzle de cette drôle de journée. Anna aurait préféré se présenter d’elle-même à Luc qui n’en pensait pas moins. Dans leur situation actuelle, il leur sembla que des présentations « normales » les eut rassérénés quelque peu.

- Prenez mon blouson, Anna. Et vous, Luc, prenez ce gilet. Rejoignons sans tarder mon humble demeure. Vous devez être frigorifiés !, ce qui, inexplicablement, semblait l'amuser follement.

Trop heureux de se couvrir un peu, ils acceptèrent avec empressement et suivirent le curé qui, déjà, prenait le petit chemin qui leur semblait mener nulle part.

- Quelle idée vous avez eu là. D’accord vous m’aviez prévenus : originaux ! Mais là ! Enfin dans un petit quart d’heure nous serons à la chapelle.

Les questions se pressaient dans leur esprit de plus en plus embrumé. Mais ils étaient sous le choc et c’est en silence qu’ils marchèrent effectivement un bon quart d’heure, côte à côte, évitant de se regarder, à quelques mètres derrière le prêtre.

En fait, le chemin descendait faiblement dans la plaine, obliquant sur la droite, vers une colline. Contournant cette petite éminence, ils virent la chapelle et une petite bicoque juste à côté ; mais pas de village ou de route en vue !

 

Toujours muets ils suivirent le maître des lieux dans son humble demeure : sur ce point il n’avait pas menti ! La bicoque consistait en une unique pièce ; la porte aurait été parfaitement adaptée à des occupants nains. Une minuscule fenêtre, orientée plein nord, offrait une lumière des plus parcimonieuse. Un lit beaucoup trop grand occupait l’essentiel de l’espace ; pas de chaise, juste une petite table et une commode ridicule complétait le mobilier.

Le curé tira de sous le lit deux couvertures qu’il offrit à ses hôtes. Il sortit alors de la commode, trois verres à moutarde et une bouteille sans étiquette contenant manifestement du vin.

- Mes enfants, je n’ai rien d’autre à vous offrir ! Mais trinquons à ces retrouvailles !

- Euh, excusez-moi mais du vin à cette heure ? Je ne sais pas …, parvint à articuler Anna.

- Allons, allons, buvons à nos retrouvailles !

Convaincus par défaut, ne sachant quoi faire d’autre, ne trouvant rien à dire, ils prirent leur verre et burent. Ils étaient à jeun, le vin se révéla délicieux.

- Je ne vous connais pas, dit posément Luc.

Ils se regardèrent. Ils virent dans le regard de l’autre qu’ils venaient de comprendre en même temps, mais trop tard, qu’on venait de les droguer. Et que ce n’était pas la première fois…

 
4

 

Dans le laboratoire, toutes les lumières s'étaient rallumées. Il régnait une atmosphère pesante. L'homme aux commandes semblait satisfait. Une telle première sans incident notable : il y avait de quoi être fier. Mais celui qu'il appelait "Maître" ne semblait pas si content :

- Luc devait se réveiller en premier ! Qu’avez-vous encore fait ?

- Je ne comprends pas, Maître. Probablement une erreur dans la transcription du scénario ? Je …

- Probablement ? Une certitude : je n’ai pas été heureux en m’assurant vos services ! Et arrêtez de m’appeler maître !

- Bien Monsieur…

- Revoyez tous les préparatifs à venir. Je tiens à tous les détails. Une chance que tout se soit bien terminé pour ce premier rendez-vous. Il faut reconnaître que vous avez été particulièrement convaincant en prêtre ! Par contre, votre "Vous devez êtes frigorifiés" était puéril. Vous avez quel âge?! Prenez exemple sur moi, je vous en prie. L'enjeu est de taille, vous le savez : il s'agit de ma vie! Allez, je vous pardonne et tachez que je ne regrette pas ma confiance !

-          Merci Maître !

 

***

 

J’ai toujours rêvé que ma chambre fut le laboratoire de ma vie. Quelle puérilité ! Le laboratoire de ma vie ne peut être que là, dans mes rêves…

 

***

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